Un week-end entre libristes

Reportage de Margaux Reguin

Samedi matin, 9 janvier à St-Cergue. Un épais brouillard a pris ses quartiers dans la région. Comme un appel à s’enfermer pendant deux jours entiers, le ciel continue de déverser des centaines de petites gouttes d’eau et ce, depuis des heures. Cette météo n’affectera aucunement l’humeur de la trentaine d’individus qui a décidé de se retrouver pour la deuxième édition des Rencontres Hivernales du Libre. Ce week-end est organisé par l’association Swisslinux.org qui a pour but de venir en aide aux utilisateurs de Linux, un système d’exploitation libre à contrario des systèmes dits fermés comme ceux de Microsoft ou d’Apple.

Une envie de transmettre

« Bienvenue ! Entre seulement, il fait plus chaud dedans que dehors ! » Michael Jaussi, le ventre rond sous un t-shirt noir, a ses bras grands ouverts et sera mon premier contact dans l’univers complexe du logiciel libre. Ingénieur en informatique « dans la vraie vie », il est président de l’association Post Tenebras Lab à Genève qui met à disposition un espace où des hackers en tous genre peuvent se retrouver et travailler. « Attention, hacker ça ne veut pas dire que c’est faire les méchants. C’est bricoler sur des machines » précise Michael, comme pour se prévenir des connotations négatives dont souffre le terme.

Nous sommes dans le hall du rez-de-chaussée de la salle communale réservée pour l’occasion. Des câbles tapissent le sol, les tables et certains murs. Autour de nous, une dizaine de personnes sont assises sur des chaises le long d’une rangée de tables, les yeux rivés sur leurs écrans. Jeans, t-shirts et pulls à capuche constituent apparemment l’uniforme du week-end. Ce sont majoritairement des hommes âgés de trente à cinquante ans, plutôt bien en chair, avec une barbe et des lunettes. Trop préoccupés, aucun ne semblent avoir entendu notre conversation : ils peaufinent leurs présentations, codent, répondent à des questions par courriels ou trient d’anciennes photos de vacances. D’autres se pressent pour assister à une conférence sur la rédaction d’un livre « libre ». Les deux présentateurs, Frank Hoffman, 38 ans, consultant en logiciels libres et Axel Beckert, 41 ans, responsable informatique à l’école polytechnique de Zürich, attendent que la caméra soit prête pour les enregistrer. Dix minutes passent. Impatiente, l’assemblée leur demande de commencer. Passant du français à l’anglais, ils expliquent leur projet. « Le but est de partager tout ce que j’ai dans mon cerveau à d’autres » résume Axel. Son collègue, Frank, habite Berlin et voyage beaucoup. Forts de ce constat, les deux acolytes ont décidé de rédiger le livre dès qu’ils en ont l’occasion et à n’importe quel endroit du globe. Ils profitent de ce week-end pour rassembler leurs forces et avancer sur l’ouvrage. La spécificité du projet ? Tout le monde peut y contribuer : le partage de connaissances pour tous et par tous est d’ailleurs l’une des valeurs qui rassemblent les utilisateurs du logiciel libre. (voir encadré).

«  J’étais assez tournevis-marteau »

La conférence touche à sa fin. Chacun ressort en direction du hall. Proche de l’entrée où Michael m’a salué se trouvent trois tables recouvertes d’appareils électroniques. Un homme d’une quarantaine d’année tourne un gros bouton. Il cherche à communiquer avec quelqu’un par les ondes radio. A travers la fenêtre, j’aperçois une antenne de deux mètres sanglée à une balustrade. L’homme appartient à l’International Amateur Pocket Club (IAPC) qui regroupe les radio amateurs licenciés. En retournant la tête vers l’intérieur, je remarque le sourire d’une femme. Il est coincé entre ses immenses lunettes rondes qui recouvrent les deux-tiers de son visage et un col-roulé vert épinard. Elle s’appelle Susi Christen, soixante-six ans, fait partie de l’IAPC depuis qu’elle a passé sa licence de radio amateur délivrée par l’Office fédéral de la communication (OFCOM). C’était en 1968. Elle avait 18 ans. « C’est sûr ce n’était pas facile pour une femme mais je voulais leur montrer que j’en étais capable. » D’ailleurs sur 4,1 millions d’amateurs dans le monde seulement 1 % sont des femmes.

A ses débuts, pour des raisons de coûts et par intérêt, l’ancienne enseignante de géographie a construit plusieurs postes de ses mains: « A l’époque, j’étais assez tournevis-marteau. Je démontais les radios pour les reconstruire, j’achetais des pièces en magasin ou allais faire un tour à la déchetterie. » Mais c’est surtout pour les contacts humains à travers le monde qu’elle s’est mise à ce hobby. « J’ai rendu visite à un type qui habitait Gibraltar. Après trois mois, j’en ai eu marre et je suis rentrée. J’ai aussi été invitée par le ministre des télécommunications d’Antigua qui était aussi un radio-amateur ». A trente ans, elle quitte l’éducation pour devenir hôtesse sur des voiliers privés et emporte un équipement rustique : «un simple câble de 20 mètres me permettait de transmettre. J’ai pu rencontrer des tas de personnes très intéressantes grâce à la radio. » Susi me tend une carte postale en noir et blanc. Assise entre un micro et des récepteurs d’ondes courtes, on y voit une jeune femme souriant à la caméra. Susi à ses débuts. C’était sur ce support que les radio amateurs notaient leurs indicatifs (le sien est HB9AOE), le jour de la communication, l’heure, la fréquence, etc. Près de cinquante ans plus tard, rien n’a changé : elle troque toujours ses cartes et a le même sourire. Elle est venue ce week-end pour faire découvrir sa passion aux plus jeunes tout en avouant ne rien connaître au logiciel libre.

Susi Christen
Susi Christen à ses débuts. C’est le recto de la carte postale qu’elle distribue.

Acte de militantisme

Il a 31 ans, porte une barbe brune de plusieurs jours, des lunettes et s’appelle Sébastien Schopfer. Il y a moins d’une année, il a créé ATICOM, une association qui veut promouvoir l’utilisation responsable des technologies de la communication et de l’information (les TIC). Dans quelques heures, il expliquera comment transmettre pédagogiquement son savoir aux autres. Energique, il me raconte comment il s’est intéressé à l’informatique : « Ma mère m’a encouragé à coder dès l’âge de neuf ans. Pour elle, l’informatique était l’avenir. » Nous discutons de la rencontre et je lui demande si il juge que les participants sont des geeks. La réaction fuse :  « Non ! Nous sommes des militants du libre !» Comme pour soutenir son affirmation, il interpelle un des organisateurs du week-end qui passe par là. Plutôt grand et svelte, il porte un bonnet gris et un pull bordeaux. OdyX (son pseudonyme dans le logiciel libre) n’est pas d’accord avec Sébastien : « je suis plutôt un ouvrier du libre. Je fournis un travail en souterrain qui n’a pas d’effet direct sur les gens. C’est quand ça ne marche pas que les utilisateurs me remarquent. » OdyX est responsable de paquets pour Debian, la plus grande association d’individus non-rémunérés qui créent et mettent à jour un système d’exploitation libre. Il s’assure que les programmes proposés aux utilisateurs, en lien avec le système d’impression, soient sûrs et à jour. Faire avancer un projet communautaire et avoir l’impression d’être utile pour les autres, telles sont les motivations qui le poussent à passer des heures sur son ordinateur et cela à tout moment du jour ou de la nuit. En dehors de son temps libre, OdyX est développeur web pour une entreprise suisse.

Mais le débat ne durera pas : il est l’heure de manger. Cette année les organisateurs ont engagé une équipe cuisine : « c’est bien meilleur et cela permet aux gens de suivre des conférences au lieu de peler des patates » ajoute OdyX. Les ohhh d’émerveillement face à l’arrivée de la salade au chèvre chaud semblent confirmer ce choix. Le reste du repas englouti, les participants vaquent à leurs occupations. Certains espéraient qu’une météo clémente leur permettrait de faire de la luge mais il pleut toujours. Le peu de neige qui recouvrait le sol est maintenant totalement détrempé. Les participants ne bougeront pas du Centre du Vallon. Vers 16h, une rumeur court : l’électricité et la connexion internet auraient lâché. « Toi non plus tu n’as plus de WiFi » murmure-t-on un peu partout autour de moi. Réactif, OdyX pioche dans une boîte et en sort plusieurs câbles qu’il branche dans différents coins de la pièce. «Chacun avait relié son câble à des multiprises rattachées à une seule source de courant. C’est pas étonnant que tout ait cédé. On s’occupera d’Internet après » bougonne-t-il. Soucieux, les participants prennent leur mal en patience. Deux heures plus tard, l’accès à internet est rétabli via un partage de connexion de l’ordinateur d’OdyX. Son ordinateur ne bougera pas du reste du week-end.

Une communauté ouverte à tous

Alors que chacun est venu par amour du logiciel libre, tous ne sont pas forcément des codeurs aguerris. C’est le cas de Lixette (pseudo), 35 ans, qui a rejoint Swisslinux.org il y a dix ans, attirée par le sens du partage qui règne au sein du logiciel libre. « Je viens du domaine des sciences sociales où tout est publié. Le but est de faire avancer une cause, un projet pour le bien commun. C’est la même chose ici. » Archéologue de formation, elle s’est progressivement reconvertie dans le graphisme et l’édition. Plutôt petite, ses cheveux bruns descendent jusqu’à ses épaules. Au moment de rejoindre l’association, elle s’est sentie bien accueillie : « même si j’y connais rien, je peux faire des choses comme prendre des PV, transmettre des infos ou jouer à la lobbyiste ». Lixette a conscience que les fans d’informatique n’ont pas toujours la cote : « Certes ce sont des geeks, des nerds qui sont dans leur monde mais qui sont très tolérants. Je pense qu’ils en ont parfois souffert et c’est pour cela qu’ils sont tellement ouverts. » Bien qu’elle ne sache pas coder, elle a très vite souhaité intégré ce monde-là. « Ma grand-mère avait acheté un des premiers jeux vidéos. Il avait quatre kilo-octets de mémoire, ce qui est minuscule, et fonctionnait avec des cassettes audio ! » Elle l’a tellement utilisé dans son enfance que certains programmes ne fonctionnent plus.

Lixette et Alice
Lixette et un des premiers jeux informatiques: Alice.

Un week-end pour se retrouver

La nuit tombe et les conférences s’enchaînent. Dehors, des sapeurs-pompier brûlent les sapins de Noël. D’un gros tas de bois plus ou moins humide s’échappe une fumée tantôt blanche tantôt transparente. L’occasion pour certains de se déconnecter et de mettre le nez à l’extérieur. De l’autre côté de la fenêtre, on s’affaire : le kirsch est vigoureusement mélangé aux fondues qui seront bientôt servies aux mordus du logiciel libre. Des bouteilles de vin sont éparpillées le long de la table. La soirée sera longue. Au menu : un film et des jeux de société non-virtuels. Les plus assidus ne se coucheront pas avant 4 heure du matin.
Le lendemain, après une assemblée générale de Swisslinux.org et un dernier repas, chacun repart de son côté. Polto (pseudo), un entrepreneur en informatique de 35 ans, résume bien la motivation de chacun à prendre part à cette rencontre : « On est un peu des extraterrestres dans la vie normale alors que quand on vient ici, c’est nous qui sommes normaux. »